Le Persée de Camille Claudel, « pur et mâle comme un Jean de Bologne »
Tels sont les mots du célèbre critique d'art Louis Vauxcelles à l'égard de cette œuvre singulière en 1934 dans Le Monde illustré
Femme de caractère dans un siècle masculin, Camille Claudel incarne le mythe de l’artiste maudit dont l’histoire personnelle a supplanté le talent jusqu’à sa réhabilitation au XXe siècle. Le talent de la jeune Camille éclot très vite et lui permet de rejoindre en 1881 l’académie Calarossi à Paris. Elle partage également un atelier rue Notre-Dame-des-Champs avec d’autres femmes artistes, ces dernières ne pouvant pas, de par leur sexe, étudier aux Beaux-Arts. Le sculpteur Alfred Boucher, son professeur, admire le talent de sa jeune élève et la recommande auprès du célèbre Auguste Rodin. De ces années d’apprentissage, Camille Claudel aide le Maître à la réalisation des mains, pieds et petites têtes destinés aux Bourgeois de Calais ou pour La Porte de l’Enfer. Petite main dont le talent égale bientôt celui de Rodin, une collaboration artistique régulière mais aussi une relation passionnelle se tissent. Le travail de chacun s’enrichit au contact de l’autre, et leur œuvre s’épanouit grâce à cette émulation fusionnelle.
Très vite, la femme affranchie qu’est Camille Claudel a besoin d’une reconnaissance plus personnelle et cherche à se libérer du joug de son maître. Leur relation s’assombrit de multiples crises et la jeune artiste quitte l’atelier commun en 1893, amorçant ainsi la fin brutale de cette liaison un an plus tard. Cette rupture intime transparait dans le travail de la sculptrice qui, libérée de l’influence de Rodin, aborde alors un style plus personnel à sa propre esthétique.
Lot 8
Camille CLAUDEL (1864-1943)
Persée et la Gorgone, "petit modèle" ou Petit Persée, circa 1905
Epreuve en bronze, signée sur le socle au milieu
« Le Persée de Camille Claudel, pur et mâle comme un Jean de Bologne »
Louis Vauxcelles, Le Monde illustré, 1934
« Cette exécution s’apparente à celle de Benvenuto Cellini »
Henri Asselin. Emission radiophonique RTF, 1956
Œuvre en rapport : Benvenuto Cellini, Persée tenant la tête de Méduse, 1553. Florence, Loggia dei Lanzi, Italie ©DR |
Aujourd’hui disparu (et probablement détruit par l’artiste en 1912), ce modèle en plâtre est toutefois connu par une photographie de l’artiste dans son atelier. Généreuse mécène, la comtesse de Maigret visite régulièrement l’atelier de Camille Claudel. Elle commande une version monumentale en marbre du Persée pour orner l’entrée de son hôtel particulier rue de Téhéran à Paris. François Pompon est missionné pour l’exécution de ce marbre magistral qui est exposé au Salon de 1902, lors de la dernière participation de l’artiste, avant de rejoindre la demeure des Maigret. Aujourd’hui conservé au Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine, cette sculpture est appréciée par les critiques lors de cette première présentation.
« C’est un Persée vainqueur de la Gorgone, une œuvre puissante et noble, et ce qu’elle a fait de plus important »
Maurice Pottecher, 13 décembre 1901, lettre adressée à Gustave Geffroy (Archives musée Rodin (AMR Ma 168). RIVIÈRE-GAUDICHON, 2014, p. 198)
détail du lot 8 | détail du marbre monumental, 1900-1902. 196 cm. Collection du Musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine ©DR. Archives musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine | détail du petit marbre. Collection du Musée Rodin ©Agence photographique du musée Rodin - Jérome Manoukian |
La rencontre de Camille Claudel avec Eugène Blot, par l’intermédiaire de Gustave Geffroy, est capitale car permettra de préserver l’œuvre de Camille Claudel. Eugène Blot, est propriétaire d’une galerie, située 5, boulevard de la Madeleine dans laquelle il expose les grands noms de l’impressionnisme, et il détient également une fonderie. Admirateur du travail de Camille Claudel, il respecte son talent. Ainsi, à partir de 1904, Eugène Blot édite en bronze une quinzaine de ses sculptures. En 1905, il entreprend la réalisation d’une version en bronze pour Persée et la Gorgone d’une cinquantaine de centimètres. Cette dernière, selon les directives de l’artiste, présente quelques différences iconographiques avec les deux sculptures monumentales. D’un tirage initialement prévu au nombre de 25, elle est finalement réalisée en seulement 6 exemplaires. Le bronze que nous présentons à la vente aujourd’hui est entré dans la collection personnelle de la comtesse de Maigret, mécène de l’artiste, à cette époque. Entre le 4 et le 16 décembre 1905, Eugène Blot organise la première exposition personnelle de Camille Claudel dans laquelle il présente onze sculptures en bronze, dont le Persée.
« Depuis dix ans, Camille Claudel s’impose par la continuité de son effort, par sa science, sa volonté, sa haute intellectualité. Elle a la compréhension des mythologies et aussi le sens du modernisme »
Louis Vauxcelles, critique d’art (catalogue de l’exposition de la galerie Eugène Blot de 1905)
Persée et la Gorgone,
marbre,
petite version conservée au musée Rodin et se rapprochant stylistiquement du bronze.
Circa 1903. 52,3 cm
©Agence photographique du musée Rodin - Jérome Manoukian
Le sujet abordé est celui d’un mythe raconté dans les Métamorphoses d’Ovide. Récit composé de plusieurs livres, la mythologie contée dans ces poèmes a été une des sources d’inspiration les plus prolifères. Persée, demi-dieu, est un héros des plus populaires dans la mythologie grecque. Fils de Zeus et de Danaé dont l’union a été représentée par Titien, Persée est chargé par Polydectès projetant secrètement d’épouser Danaé, de rapporter la tête de Méduse. Méduse faisant partie des trois Gorgones, peut tuer d’un simple regard celui qui pose ses yeux sur elle. Bien que particulièrement dangereuse, Méduse est la seule mortelle des trois Gorgones. Pour l’aider dans sa quête, Hermès remet à Persée une serpe et Athéna lui offre un bouclier en bronze poli lui permettant de regarder Méduse sans affronter directement son regard. Camille Claudel a choisi de représenter le moment suivant la décapitation. Persée serre de sa main gauche la tête de Méduse aux cheveux faits de serpents. De sa main droite il tient le bouclier d’Athéna et observe le reflet de la Gorgone. Pourtant ce n’est pas un visage triomphant que l’artiste sculpte mais plutôt celui d’un héros tout en retenu et droiture. Son corps en torsion repose sur celui décapité de la Gorgone dont jaillit de son sang Pégase, le cheval ailé et son frère Chrysaor.
Bien que reprenant un sujet classique traité notamment par Benvenuto Cellini à la Renaissance italienne, notre bronze observe une expression artistique unique. S’inspirant de son travail antérieur, elle offre un chef-d’œuvre tout en mouvement et équilibre. Le corps en torsion de Persée évoque celui de l’homme dans La Valse tandis que la Gorgone recroquevillée rappelle celui de la Femme accroupie. Les ailes du corps de la Gorgone mêlées à la draperie du héros participent à l’impression de tourbillon. Ce mouvement stylisé annonce les prémices de l’Art Nouveau. Les courbes se lient et se rejoignent pour former une ligne serpentine. Bien que mouvementée et reprenant un moment sanguinaire, cette composition fait preuve d’une certaine douceur, probablement due à ces visages olympiens. Paul Claudel décèle dans ce visage de Gorgone celui de sa sœur, doucement happée par la mélancolie : « Quelle est cette tête à la chevelure sanglante qu’il élève derrière lui, sinon celle de la folie ? Mais pourquoi n’y verrai-je pas plutôt une image du remords. Ce visage au bout de ce bras levé, oui, il me semble bien en reconnaître les traits décomposés. » Mais qu’importe ces présages, cette sculpture est aussi celle d’« une chose devant laquelle on ne peut se défendre d’une sympathie mêlée de quelque admiration » comme l’exprime Gustave Babin à la suite du Salon de 1902 dans la revue de l’art ancien et moderne.
Symbole du soutien indéfectible de la comtesse de Maigret auprès de Camille Claudel, ce Persée et la Gorgone est remarquable, « pur et mâle comme un Jean de Bologne » ainsi le disait Louis Vauxcelles dans Le Monde illustré en 1934 réhabilitant à juste titre le talent exceptionnel de la sculptrice.