On connaît un nombre restreint de grandes statues en bois figurant Guanyin dans son iconographie à la « lune sur l’eau », sculptées entre les Xe et XIIIe siècles. La plupart d’entre-elles ont survécu dans les collections de musées occidentaux, dans quelques collections particulières constituées au début du XXe siècle et dans certains temples en Chine comme l'a documenté la chercheuse Petra Rösch dans son ouvrage Chinese Wood Sculptures of the 11th to 13th Centuries. Images of Water-moon Guanyin in Northern Chinese Temples and Western Collections, Stuttgart, 2007, pp. 266-268, 318-320 et 363-384.
La pièce que nous présentons est un de ces exceptionnels témoignages, conservé et transmis pendant presque un siècle au sein d’une même famille, comme en atteste une ancienne vue de l’hôtel particulier familial avec la statue en place.
Ancienne vue de l'hôtel particulier de Mme Juliette Lecomte, à Neuilly-sur-Seine
Cette importante statue en bois sculpté figure le bodhisattva Avalokiteshvara, connu sous le nom Guanshiyin (观世音) ou Guanyin (观音) en Chine. Dans la doctrine bouddhiste, les bodhisattvas sont des êtres de pure compassion ayant atteints l’Eveil, mais qui ont volontairement renoncés au nirvana afin de continuer à guider l’humanité sur le chemin de l’extinction de la souffrance et de la libération du cycle des réincarnations. Avalokiteshvara / Guanyin (« Seigneur qui observe depuis le haut » / « Qui considère les sons [du monde] ») occupe une place prépondérante dans le panthéon bouddhique et jouit d’une très grande popularité en Asie. Ses noms renvoient à sa compassion sans limite qui le porte à observer les cris des êtres qui souffrent et les soulager de leurs peines et souffrances.
Le bodhisattva est ici représenté assis en rajalalitasana (position du « délassement royal ») sur une base rocheuse, la jambe gauche posée au sol et repliée. Guanyin s’appuie avec son bras gauche sur le rocher tandis que le bras droit est délicatement posé sur le genou droit replié, dans une posture décontractée et harmonieuse. Elle est vêtue d’un fin dhoti, aux plis souples, noué sous le ventre et couvrant les jambes. L’écharpe monastique élégamment drapée sur le haut du corps, s’enroulant sur le poignet droit et retombant en une élégante cascade de plis dans le dos, pour finalement se poser et couvrir l’épaule gauche. Le torse partiellement découvert, et barré par un des pans de l’écharpe, laissant apparaître un large collier orné de fleurs et rinceaux. Les deux bras sont ornés de brassards et bracelets. L’ensemble est rehaussé d’importantes traces de dorure et de traces de polychromie.
La chevelure, détaillée en fines mèches, est nouée en un haut chignon stylisé retenu par un ruban, tandis que deux mèches sont positionnées en bandeau sur les oreilles. Le visage est encadré par deux longues mèches torsadées retombant sur les épaules. Une réserve circulaire sur le dessus de la tête indique la présence d’une couronne vraisemblablement rapportée qui aurait complété la riche parure du bodhisattva. Le visage est allongé, avec des traits pleins, animé par une arcade sourcilière marquée se prolongeant en un nez droit et surmontant des yeux mi-clos et baissés incrustés de verre noir, renforçant l’intensité du regard. La bouche est petite, avec des lèvres en bouton. Il se dégage une profonde spiritualité de ce visage serein, destinée à aider celui qui la regarde à accéder à l’état d’Éveil. Son expression calme et méditative rappelle sa nature contemplative et pleine de compassion.
Le premier texte du canon bouddhique à mentionner Guanyin est le Sutra de l’Ornementation Fleurie (Avatamsaka Sutra / 華嚴經 Huayan jing) mais c’est dans le chapitre 25 du Sutra du Lotus (Saddharmapuṇḍarīkasūtra /法華經 Fahua jing) que sont enseignées les doctrines du bodhisattva. Celui-ci le décrit comme un bodhisattva compatissant qui entend les cris des êtres sensibles et travaillant sans relâche pour aider ceux qui invoquent son nom. Ces textes décrivent également différentes manifestations de la divinité, toutes adaptées à l’esprit des différents êtres.
En Chine, la figure d’Avalokiteshvara, bodhisattva masculin, traditionnellement représenté comme un jeune prince indien, connaît une transformation profonde au contact de la culture chinoise, devenant au fil des siècles une divinité féminine, révérée comme une déesse de la Miséricorde. Ce changement progressif, qui s’opère à partir de la dynastie Song, ne trouve pas de sources dans le canon bouddhique et est une création chinoise inédite. L’image de ce bodhisattva au caractère compatissant et miséricordieux se mêlant et se superposant aux légendes locales, récits de miracles et pèlerinages, et relayé au travers des arts et de la littérature. On voit ainsi émerger de nouvelles iconographies de Guanyin, toutes féminines, telles la « Guanyin des mers du Sud » (南海 Nanhai Guanyin), « Guanyin à la robe blanche » (白衣觀音 Baiyi Guanyin) ou « Guanyin au panier à poissons » (魚籃觀音 Yulan Guanyin), largement diffusées au travers des arts, de la littérature et de la tradition.
C’est précisément une de ces manifestations, Shuiyue Guanyin (水月觀音 « Guanyin à la lune sur l'eau »), qui nous est donné à voir avec cette statue. Le bodhisattva y est représenté assis dans une variante de la position dite « de délassement royal », contemplant le reflet de la lune dans l’eau. L’origine de cette iconographie est incertaine. Elle fut vraisemblablement popularisée par la diffusion au Xe siècle du Sutra de l’Ornementation Fleurie, comprenant un chapitre où le jeune pèlerin Sudhana rencontre le divin Compatissant dans son île du mont Potakala et reçoit son enseignement. Les sources historiques chinoises citent également un modèle iconographique issu de l’inventivité d’un grand maître de la peinture chinoise, une œuvre, aujourd’hui disparue, du peintre de la dynastie Tang Zhou Fang (vers 730-800) et figurant Guanyin se détachant sur une pleine lune et entourée de bambous. Ce thème de la lune et de l’eau, plus précisément des reflets de la lune à la surface de l’eau est une métaphore fréquemment employée dans le bouddhisme et rappelant la nature illusoire des phénomènes, ainsi que le caractère transitoire et éphémère des choses du monde.
Ce type de grande statuaire est particulièrement caractéristique de la production artistique du Nord de la Chine, notamment du Shanxi. En effet, cette province abrite deux grands centres bouddhiques à Taiyuan et sur le Mont Wutai, très actifs depuis le VIe siècle, abritant de nombreux grands temples et grottes bouddhiques. Sous les Song, le Bouddhisme reste une des trois idéologies majeures en Chine, très populaire dans toutes les couches de la société et sous le patronage de l’appareil étatique. En 1115, l’installation des Jürchens, un peuple nomade des steppes d’Asie centrale, impulse une nouvelle dynamique. En effet, en fondant la dynastie Jin (金朝), ils choisissent le bouddhisme comme religion d’état, faisant ainsi refleurir et prospérer les temples de la région. L’importante demande de grandes statues pousse les artistes à abandonner la pierre pour se tourner vers le bois, matériau moins onéreux, plus facile d’accès et plus aisé à travailler.
Notre pièce présente de nombreuses similarités stylistiques avec d’autres statues référencées dans d’importantes collections muséales. Ainsi, on notera la forme du visage, allongé aux traits pleins, très similaire à celui d’une Guanyin datée de la fin du Xe siècle-début du XIe siècle et conservée dans les collections du Metropolitan Museum, New York (n° 33.116). Ces traits caractéristiques sont également à rapprocher de ceux d’une autre statue (n°2400), également du début du XIe siècle, issue des collections du Honolulu Museum of Art. On observe également une similitude dans les parures avec la Guanyin du Metropolitan Museum, New York (n° 33.116), un collier rehaussé de fleurettes et de simples bracelets et brassards.
La simplicité et la pureté formelle de la coiffure et du chignon est à rapprocher d’une statue vendue le 16 décembre 2017 par la maison de vente aux enchères Leclere et datée de la période Song. Notre pièce présente une autre similitude stylistique avec la statue précédemment citée, dans le drapé de l’étole monastique s’enroulant sur le poignet droit, couvrant l’épaule gauche et retombant en une élégante cascade de plis dans le dos.
Le canon assez gracile du corps, contrastant avec les traits pleins, est comparable celui de la Guanyin provenant de la collection Roger Vivier et vendue dans la vente « Arts d’Asie » du 14 décembre 2016 par Christie’s à Paris (lot 26), également expertisée comme de la dynastie Song.
Bien que ces statues soient toutes stylistiquement apparentées, elles présentent toutes des variations de style dans le canon, le traitement du visage, la posture ou le vêtement… Ces nuances, participent à l’unicité et à la préciosité de chacune d’entre-elles. Elles demeurent définitivement de fascinants et précoces témoignages de la tradition de la grande statuaire chinoise sur bois, qui continuent de fasciner les collectionneurs, les chercheurs et les conservateurs.
ARTS D'ASIE
Mercredi 04 décembre 2024 à 14h30
Aguttes Neuilly